PAR LE VENT SOUFFLENT MISÈRES ET MERVEILLES
Il y a les algues et les coquillages, les fragments de vaisselle et le bois flotté, le verre dépoli et puis les billes de plastique, les sacs et les flaques de mazout. Les laisses-de-mer entretiennent depuis longtemps notre curiosité pour tout ce qui vient du large et des hauts-fonds. Par l'effet conjugué de la mer et du vent, le sable prend l'empreinte des naufrages et garde la trace des circula- tions maritimes. À La Rochelle, Barbara Kairos n'a pu que constater combien la ville et sa région toute entière étaient tournées vers la mer et le commerce. L'agriculture était limitée en termes de production et de parcelles et l'arti- sanat était celui des bateaux avec les voiles et les cordes. Les matériaux avec lesquels travaille l'artiste ont quelque chose de souple, de malléable, de plastique. Ils révèlent par la mollesse, par une semi-organicité, par l'affaisse- ment, ce qui est au contraire tendu, ce qui est construit et ce que l'on ne voit plus. En investissant des lieux aussi chargés et symboliques que la Tour de la Chaîne et la Chapelle des Dames Blanches, l'artiste retrace une histoire avec ce qu'elle a longtemps eu de merveilleux et son lot de misère.
Le développement économique du port et de la ville doit beaucoup au commerce triangulaire. En envoyant les femmes, les hommes et les enfants isolés, pauvres, pour peupler l'île de Saint Domingue, La Rochelle a pleinement participé à la colonisation. La mer est le premier lieu de la mondialisation. C'est un espace d'évocation tandis qu'à l'horizon tout disparaît après les voiles des bateaux. En reprenant pour la Chapelle, la forme de la voile qu'elle rapproche du cerf- volant, celle de la bouée qu'elle rapproche de la toupie, Barbara Kairos joue des symboles. Par leurs tailles, leurs dispositions dans l'espace, elle choisit de nous y confronter comme à une étrangeté familière. On se perd dans l'espace entre les voiles teintées qui filtrent la lumière et l'odeur des matériaux très présente. L'immersion nous déplace, nous ramène à notre place dans le monde avec le vertige que cela suppose. L'artiste cherche à nous faire retrouver un état d'enfance, un œil émerveillé par un éclat glauque, une peur irrésistible de ce qui nous dépasse. La façon dont la "peau de légume" réagit à l'air, aux changements de température et d'humidité nous fait entrer dans un espace vivant. Ce matériau qu'elle obtient en associant des décoctions tinctoriales issues des plantes de l'ancien cimetière de la Chapelle avec de la colle de peau que l'on utilise habituellement pour tendre les toiles est littéralement une matière peinture qui nous fait entrevoir ce qui arrive quand on sort du cadre des grands tableaux d'histoire ou même des natures mortes.
Dans la Tour, la suspension de différentes balances qui renvoient au commerce pèse comme une menace. L'installation Rébus répertorie différents objets qu'il est pourtant difficile de définir. Les formes évoquent quelque chose des verroteries, babioles merveilleuses avec lesquelles les européens achetèrent des terres à des peuples qui ne connaissaient pas ce principe de transaction. Dans ce jeu, les choses imposent les mots et Barbara Kairos sans mettre de noms souligne les contours d'une histoire changeante et de vents contraires.
Henri Guette, Octobre 2024

RESERVOIR(S)
Sur les rives d’Ambès, Barbara Kairos a sondé le territoire. Elle a pris le temps de le connaitre, de l’observer, de l’arpenter. Elle en a prélevé des fragments. Du bois, roulé, rongé par l’eau. Elle a collecté la terre qu’elle a foulée. Une terre rouge, ferreuse dont sont faits les marais d’Ambès. Elle a écouté son histoire et ses légendes dans les récits de ses habitant·es.
Elle s’est étonnée de ce qui n’étonne plus ici. Un lieu où la nature se choque contre l’extrême industrie. Celle du pétrole dont les usines occupent sa pointe, ce fameux « bec », si près de l’eau. Bout de terre entre deux fleuves où le marais protégé côtoie des cuves de pétrole. Vues du ciel, elles dessinent de grands cercles sur la terre et donnent au paysage une allure fantastique.
A partir de photographies et de croquis faits au cours de ses arpentages à Ambès, l’artiste a recomposé le paysage. Elle en a conservé certains éléments d’attention, des formes, des objets, des bâtiments ; elle en a simplifié les lignes. Dessiné sur la soie avec une teinture à la boue - de cette même terre qui le constitue - le paysage recréé se superpose au réel. Suspendu, léger dans le vent, tournant comme un moulin, il y incruste ses nouveaux contours.
Barbara Kairos est attachée aux petites choses, au quotidien. Elle aime prêter attention à ce qui est là, à ce qu’on jette, à ce qui reste, ce qui pourrit, ce que d’ordinaire on ne considère pas comme beau.
Dans son atelier comme dans une cuisine, elle a façonné sa propre matière. Elle a fait des «tambouilles » comme elle le dit, des décoctions de peaux de légumes. Mélangés à de la colle de peau puis étalés, ces jus teintés ont pris forme et corps. Ils sont devenus d’énigmatiques peaux fines, naturelles, souples ou cassantes aux teintes orangées cuivrées ou noires.
Comme déposées sur les bois flottés ramassés sur les rives, les peaux les habillent et les transforment. L’artiste a doté les carcasses d’un corps. Elle en a fait des chimères, des créatures des marais.
L’une des légendes qui hantèrent longtemps la région est celle de la galipote (ou ganipote). Créature ou animal maléfique, la bête parcourait la campagne la nuit, s’attaquant aux habitant·es en leur sautant sur le dos.
Les sculptures de Barbara Kairos raniment la légende, convoquent les monstres temporairement. Installées près de la Dordogne, les bêtes arpentent à nouveau le territoire. Elles semblent sorties de l’eau ou bien de ces bassins remplis de la même matière - jus teinté et colle de peau - et qui rappellent les cuves des usines plus loin. L’imaginaire surgit dans le réel, révèle ses ambiguïtés.
Je lis quelque part qu’Ambès, cette presque île aux pieds dans l’eau, a connu de terribles crues. Les créatures finiront peut-être englouties.
Barbara le sait, ces œuvres sont soumises au temps. Elles souffriront du soleil et de la pluie. Les peaux se déferont sûrement, glisseront, le bois pourrira. La soie s’abîmera, la teinture s’estompera, le paysage se brouillera davantage avant de s’effacer. Doucement elles disparaitront, avalées par la terre ou par l’eau. Alors à nouveau, subsistera le souvenir, le récit, la légende.
Tania Hautin-Trémolières, 2024
FANTAISIES
Le travail de Barbara Kairos est ponctué de faux-semblants, de pirouettes matérielles. Si chaque série de volumes apparaît selon un principe d’accumulation de formes, les déclinaisons omniprésentes ne sont jamais systématiques. Cette pluralité donne lieu à des objets-chapelets, sculptures collectives formant des petites communautés de choses qui deviennent des personnages aux caractères variés. De ces jeux absurdes faits de contradictions heureuses naissent des rébus de formes, des répertoires ou des matériauthèques.
Barbara Kairos semble manipuler les matières avec distanciation et légèreté. L’artiste se plaît à ne pas tout nous dire sur la provenance de ces constructions d’images ou leur signification. Parfois, on discerne des strates, assemblages de poussières ou de déchets plastiques condensés. Les matériaux proviennent d’un environnement quotidien : éponges, poussières et peaux de légumes narrent une époque en révélant parfois son aberration (l’artiste ré-utilise par exemple les vestiges de nos emballages alimentaires). Barbara Kairos se laisse aussi guider par ses rencontres fortuites avec la malléabilité des formes. Ses moulages de mousse expansive enfermée dans du tissu suggèrent des silhouettes incongrues, héros émoussés d’une civilisation reculée…
La tâche et le tampon forgent un protocole gestuel qui préside à de nombreux travaux. L’empreinte permet une mise à distance du réel. Par là, l’artiste tend à révéler le caractère objectif des formes dont elle s’empare et glisse peu à peu vers une posture archéologique. On l'observe grâce aux modes de présentation dont elle use, choisissant tour à tour d’inventorier les objets au mur ou de les placer sur des socles qui sont aussi leurs caisses de transport. Une autre fois, elle mélange le plâtre et la poussière pour en constituer la symbiose. Il en résulte de grands carottages, évocations malicieuses du jeu de mikados d’une autre époque, ses couleurs s’étant atténuées au fil des siècles.
Le déclin transparaît en filigrane dans la démarche de l’artiste. Elle réalise des « sculptures-tâches », structures qui s’affaissent et s’écroulent, comme ce château d’éponges, une bâtisse dérisoire vouée à s’engorger de pluie et d’humidité. À ses côtés, se dresse le « vrai » château d’Angers, lui-même menacé par les eaux. À travers de multiples dichotomies matérielles comme la lourdeur et la légèreté, la dureté ou la mollesse, la satire est omniprésente, même si la moquerie reste toujours discrète. Dans cette envie de s’autoriser à se faire surprendre elle-même par l’objet qu’elle crée, Barbara Kairos revendique un lâcher-prise. Elle navigue d’une technique à l’autre, cultive sa maladresse jusqu’à se tromper parfois. Alors, la sérendipité devient le leitmotiv de l'artiste, cette manifestation du hasard qui octroie au chercheur une découverte inédite et importante.
Élise Girardot, février 2021
Si chacun des projets prennent des aspects tantôt de jeu tantôt de sérendipité, ces deux notions illustrent surtout le processus de création. La façon de faire oscille entre la posture sérieuse du joueur et l’absurdité des situations qui peuvent être propices à la découverte.
L’incertitude face aux finalités formelles des sculptures ou installations est facilitée par l’application de protocoles sur les matériaux. De façon aléatoire je les laisse évoluer et je n’ai aucune emprise sur le projet réalisé. Pour le calendrier de « Ravioli », le phénomène est flagrant. Chacun des membres d’une boite de conserve de ravioli à la bolognaise est mis sous verre chaque jour et trouve alors une forme singulière.
L’usage d’éléments courants, en plus du simple plaisir de contourner ces objets communs, offre un champ de matériaux infini, où même les moments paraissant inopportuns ou d’ennuis deviennent propice à la trouvaille.
Généralement sensibles et molles, ces matières contribuent à ne pas aboutir aux projections précisent que l’on peut se faire en pensant un travail. La construction empirique du « Déclin », château en éponge présenté dans les jardins du château d’Angers et sa transformation, en sont un premier exemple. L’éponge renvoyant à l’esthétique de la pierre ne possède pas les caractéristiques techniques pour tenir les parois droites, alors l’évolution de la forme à chacune des rosées matinales et pluies estivales tend lentement et aléatoirement à une forme indéterminée. Cultivant ainsi ma propre surprise la sculpture offre des formes paréidoliques de cette ruine accélérée et donne à l’indétermination une place fascinante.
Le travail en série pourrait entravé cet incontrôle. Avec l’installation « Mascarade » on voit qu’il est inévitable de faire l’apprentissage d’un matériau dés lors qu’on lui applique toujours le même protocole ; le geste s’affine.
Ce projet-ci prend naissance dans la captation de l’objet par son empreinte. Enduit de peinture et mis sous presse, des objets-jouets représentants la réalité (voiture, camion, vaisselle,...) donnent des images. Agrandit à échelle humaine l’empreinte est utilisée comme patron pour l’élaboration d’un moule en tissus qui sera ensuite gonflé de mousse polyuréthane. Détourné, l’objet en forme informe et légère, le spectateur peut s’en emparer et incarner avec toute l’absurdité que cela suppose une voiture ou un camion, ou croire à la forme qu’il choisit de lire. La personnification et l’incarnation de ces objets leur confère une forme mythique. Le masque permet la mise en rituel satirique de notre contexte contemporain. La mascarade ou le rituel, s’inscrit comme un jeu, selon des règles propres et définit où l’individu disparaît au service de l’interprétation.
Ce besoin précis de ne pas avoir d’emprise sur la forme et son évolution m’amène "à manipuler toutes sortes de matériaux telle une alchimiste chercherait à voir tous ce qu’ils peuvent faire".1 Alors afin de garder en souvenir chaque matière, chaque forme, chaque technique j’ai mis en place l’installation « Rébus ». Sorte d’introduction ou de conclusion à la question des relations entre la sérendipité et le jeu, cette bibliothèque à souvenir n’est constituée que d’aléas et d’erreurs de productions accolés à des titres qui sont les éléments d’une citation de Johan Huizinga. A chaque nouvelle présentation, l’installation évolue pour donner à chaque sculpture un nouveau titre.
1. Tim Ingold, Faire: anthropologie, archéologie, art et architecture, Editions Dehors, 2018, p.74